accueil du mérite

Les vagabondages littéraires


« Pêle-mêle »


Dans la ritournelle de l’automne, une
pause comme une respiration, quelques parutions
qui appartiennent déjà au passé mais qui méritent.

VallèsJules Vallès
Les Bacheliers perdus
Du Lérot éditeur, 2018

Ce sont deux romans inédits et inachevés de Jules Vallès dont les manuscrits ont été retrouvés à la Bibliothèque Nationale et rendus à la lumière par Du Lérot éditeur. Ils ont été écrits probablement au mitan des années 1860 : nous sommes confrontés à deux œuvres d’apprentissage. Vallès y narre les déboires de deux bacheliers pauvres.

Le premier, Aristide Gerdy, fils d’un proviseur de lycée provincial, échoue à l’entrée de l’Ecole Normale Supérieure et à la licence. Le second, André Gerdit, licencié en droit ne pourra devenir avocat par manque de moyens matériels. Tous deux seront donc voués à la misère du fait de leur origine modeste et de la   vacuité de leurs diplômes. Ils sont, comme le clamera Vallès, « victimes du livre ». Aucun des deux n’est Vingtras, ce ne sont pas des « réfractaires ». Dans son introduction, Michèle Sacquin note : « Les héros incarnent un devenir possible de l’auteur à un certain moment de sa jeunesse. Vallès procède par frôlements identitaires ».

À noter le soin mis dans la conception de l’ouvrage, choix du matériau, de la typographie, de la mise en page. Vous êtes même invités à ressortir votre coupe-papier, pour ainsi mieux apprécier sensitivement le livre.

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GuillouxLouis Guilloux
L’Indésirable
Gallimard, 2019

1917 : la guerre, les tranchées, la lassitude devant ce cauchemar qui n’en finit pas. A Belzec, imaginaire ville provinciale éloignée du front, les autorités ont parqué les étrangers indésirables dans un camp de concentration assez loin du bourg. Le dimanche, la population vient regarder comme au spectacle les Allemands, Autrichiens, Tchèques, Espagnols, et les « marginaux » pris dans les rafles. Cette population frustrée utilise tous les rites vexatoires disponibles à son répertoire. M. Lanzer, professeur d’allemand, se trouve détaché de son poste pour endosser le rôle d’interprète dans le camp. Attentif à la détresse des prisonniers, sa vision rousseauiste du monde va l’amener à porter secours et aide à une vieille femme alsacienne qui, au seuil de la mort, confiera à son protecteur quelques maigres économies, signe de sa reconnaissance.

« Il a profité des largesses de la Boche ! » Traînée de poudre, la rumeur orchestrée va transformer Lanzer et ses proches en indésirables.

On a longtemps pensé que La Maison du Peuple était la première œuvre de Louis Guilloux. Écrit en 1923, L’Indésirable était resté inédit. Il y dresse le portrait d’une société qui se laisse aller à ses plus bas instincts.

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CamusMaria Santos-Sainz
Albert Camus, journaliste
Reporter à Alger, éditorialiste à Paris

Éditions Apogée, 2019

Il faudrait bien plus qu’un simple texte de compte-rendu pour mieux appréhender l’ensemble de la biographie (oserait-on la qualifier de thématique ?) de cet Albert Camus, journaliste proposée par Maria Santos-Sainz, docteur en sciences de l’information, maître de conférences à l’institut de journalisme de Bordeaux, mais aussi membre de la Société des Études camusiennes. L’auteure entend « regrouper et analyser l’ensemble de la production journalistique de l’écrivain dans laquelle s’est pourtant forgée sa plume et où apparaissent déjà son talent, sa sensibilité sociale, l’engagement moral et la lucidité ».

La genèse du journaliste est la même que celle de l’écrivain. Ses origines : « Personne autour de moi ne savait lire. Mesurez bien cela ». Des tout premiers papiers des reportages d’Alger Républicain, à travers l’inoubliable aventure du Combat de la Résistance, aux chroniques de L’Express, pour Albert Camus, l’engagement pour l’écrivain mais aussi pour le journaliste « ne peut aujourd’hui se mettre au service de ceux qui font l’histoire. Il est au service de ceux qui la subissent ». Maîtres mots du journaliste Camus : vigilance, lucidité, indépendance, qualité du langage : seules armes de la vérité.

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DivertirDivertir pour dominer, 2
La culture de masse toujours contre les peuples
Dirigé par Cédric Biagini et Patrick Marcolini
Éditions de l’Echappée, 2019

Très loin de la vision éthique de Camus, la culture de masse et son monde envahissent toute la vie en ce début de Vingt-et-unième siècle. Le nouveau volume de Divertir pour dominer paraît dix ans après le précédent qui dressait la critique des écrans, de la publicité, du tourisme de masse, du sport-spectacle devenus simples marchandises dont le rôle est de dominer les esprits. L’équipe de la dizaine de personnes réunies autour de Cédric Biagini et Patrick Marcolini s’attache à parfaire la besogne entamée. Cette fois sont scrutés à la loupe les séries télévisées, les jeux vidéo, la « pornification », l’art contemporain marchandise high-tech.

Le capitalisme « hypermoderne » joue sur la fonction de divertissement ordinaire pour mieux « domestiquer les esprits » et étendre son emprise sur nos vies. La démarche n’est pas nouvelle. Dès les années Vingt, l’Ecole de Francfort lance l’alerte. Henri Lefeuvre puis les situationnistes sonnent la révolte contre « la société du spectacle » avant que d’autres encore emboîtent le pas.

C’est dans cette optique que Divertir pour dominer, 2 s’inscrit : s’insurger contre les derniers avatars inventés par le capitalisme de l’hypermodernité.

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L'IresutheDes barricades à l’Île du Diable
Journal de Jean-Baptiste Dunaud Révolutionnaire de 1848
Texte présente et annoté par Véronique Fau-Vincenti
Éditions de l’Atelier, Editions Ouvrières, Ivry-sur-Seine, 2019

Dans 1848, la révolution oubliée, Michèle Rio-Sarcey et Maurizio Gribaudi1 entendaient sortir de l’oubli « la présence d’une autre modernité qui a germé dans l’horizon du monde ouvrier dans la première moitié du dix-neuvième siècle avec l’espoir de fonder la République démocratique et sociale ». Il s’agissait d’analyser au plus près le déroulement et les attendus du soulèvement des journées de juin et de la répression qui s’ensuivit.

Juin 1848, quatre jours de massacres orchestrés par le général Cavaignac viendront à bout de l’insurrection ouvrière à Paris. Bilan officiel : dix-huit mille arrestations. Fin 1848, on comptera aussi (suivant l’historienne Michelle Zancarini-Fournel) « quatre cent-cinquante personnes transportées en Algérie et quarante envoyées à Cayenne. Les autres sont regroupées dans la forteresse de Belle-Île-en-Mer. Les souffrances morales sont incommensurables ». C’est l’histoire de cette déportation, « la transportation »2, qui sort de l’oubli avec la parution de Des barricades à l’Île du Diable, publié aux éditions de L’Atelier. Ouvrage présenté et annoté par Véronique Fau-Vincenti, responsable de collections au Musée de l’Histoire vivante de Montreuil.

Ces dernières années, dans le cadre de l’organisation d’une exposition consacrée à la Révolution de 1848, Véronique Fau-Vincenti découvre sur un rayon des archives du musée un carnet de deux-cents pages qui renferme un récit méticuleusement écrit, le témoignage d’un jeune ouvrier de trente-et-un ans « qui livre des informations et des détails méconnus sur ce que fut cette déportation décidée par mesure administrative, plongée dans le quotidien, mais découverte de l’univers mental de ce menuisier, insurgé, qui exprime bien les espoirs politiques et la vision du monde portés par les négligés de la République française ». Quand et comment ce carnet est-il arrivé là et pourquoi est-il resté dans l’oubli ? Nul ne le saura… Toujours est-il que ce document est essentiel à la compréhension de ces tragiques événements.

Jean-Baptiste Dunaud est né le 28 octobre 1817 à Purgerot (Haute-Saône). Ses parents, vignerons, devront émigrer à Paris probablement en raison de difficultés matérielles liées au déclin de la vigne dans leur région. Ils occuperont une place de concierges dans le centre de la capitale. Menuisier de son métier, Jean-Baptiste partira durant trois ans et demi dans l’armée d’Afrique3. On ignore la raison qui l’a poussé à ce départ. En 1848, il demeure avec sa femme au 11, rue Planchette, à l’arrière de la Place de la Bastille. On ne sait rien de sa participation aux journées de février. Cependant, il a été employé aux Ateliers Nationaux4. Durant les journées de juin 1848, il fut sur les barricades, surtout celles du Faubourg Saint-Antoine. L’enchaînement des événements, plus que la volonté, le poussent à s’engager dans la lutte. Selon lui, « le soulèvement fut davantage l’expression d’un désespoir que d’une volonté ». Il parle de « barricades improvisées, plus défensives qu’offensives ». Il parle même d’un piège tendu aux ouvriers : leur « révolte était espérée afin de les mater par les troupes de Cavaignac ». Pourtant il ne se dérobera pas. Il se proposera même, bien que blessé, comme émissaire pour négocier avec le général Perrot et deux députés. Nous sommes le 25 juin. Lors de son interrogatoire, il déclarera avoir passé la journée du 26 avec sa femme. Ce jour-là, son père sera abattu dans son immeuble. Jean-Baptiste Dunaud sera arrêté le 3 juillet alors qu’il se rendait à la mairie de son arrondissement : il avait appris que l’on proposait du travail aux ouvriers.

Dirigé après son interrogatoire vers le fort de Bicêtre, il sera transféré le 15 août 1848 au Fort de l’Est. Commencera pour lui, et ses compagnons, une déportation qui le conduira de l’Île Pelée, à Cherbourg, à Belle-Île-en Mer puis à la Casbah de Bône, à Lambessa, province de Constantine. Il fera partie du dernier contingent, celui des « fortes têtes », les « dangereux ». Dunaud était considéré comme « le plus exalté de tous » au motif qu’il avait endossé le rôle de porte-parole. Direction L’île du Diable en Guyane. Parmi ce groupe, un certain Charles Delescluze5.

Durant toutes ces années de détention, quel qu’en soit le lieu, quelles que soient les conditions de vie, les détenus mettent en pratique les principes de démocratie sociale portés par leur idéal de solidarité. Ils s’organisent en clubs fraternels pour entretenir l’émulation chez des prisonniers partagés entre espoir et désespoir. Pour cela des banquets de bric et de broc sont organisés, les anniversaires des grands moments révolutionnaires sont fêtés, des forums de discussion se multiplient. A Belle-Ïle, même, des parfums de fraternisation avec la population locale flottent dans l’air. Quotidiennement, la vie sociale se déroule sur des principes de coopération. On met en place des écoles du soir où les plus instruits « apprennent à ceux qui ne savent rien, tout en chassant la mélancolie ». Réquisitionnés pour aménager leur propre détention, les prisonniers s’organisent en associations de métiers. Une caisse de secours mutuel voit même le jour, les cotisations étant prélevées sur les maigres pécules. Il ne faut surtout pas oublier les conditions exceptionnelles : hygiène déplorable, brimades, exécutions, répressions en tous genres, mouchards, et même tentative de massacre. Il y eut bien sûr des abandons, des trahisons, des renoncements et des divisions. Tout cela est scrupuleusement relaté dans ce journal écrit d’une plume alerte.

Ce qu’on sait de la fin de détention de Jean-Baptiste-Dunaud, c’est qu’il fut amnistié et libéré vers novembre 1859. Il embarqua sur le Cérès le 2 novembre en même temps que Delescluze. La suite reste un mystère : a-t-il demandé à poursuivre vers le Sénégal, à y débarquer ? « Comme bien d’autres, il fut emporté, brisé sous les lames et les couteaux de la Deuxième République conservatrice ».

Véronique Fau-Vincenti, docteure en histoire, bénéficia dans ses études de l’enseignement de Pierre Vidal-Naquet, Gérard Noiriel, Michèle Perrot. Elle participe à des travaux d’étude initiés par Xavière Gauthier. Influencée par la lecture de l’Histoire de la folie de Michel Foucault, elle se spécialise dans l’histoire de la psychiatrie médico-légale. Elle demeure aussi responsable du Musée de l’Histoire vivante de la Ville de Montreuil. Elle vient de publier un essai, Le Bagne des fous, aux éditions La Manufacture de livres, 2019.

Bernard Sénéchal

1 Éditions de La Découverte, 2008. 

2 Transportation : 1836. Ancien Code pénal (Larousse). « La "transportation" n’est pas une peine du code pénal, c’est un mode d’exécution de la peine des travaux forcés. À partir de 1854, tous les condamnés aux travaux forcés, à l’exception des femmes et des hommes de plus de 60 ans, doivent être “transportés” dans une colonie pénitentiaire autre que l’Algérie. Les termes de transportation et de transportés sont alors exclusivement réservés aux condamnés de droit commun, criminels jugés en cours d’assises ou en conseils de guerre qui subissent une peine de travaux forcés. Avant 1854, le terme de “transportation” politique a été employé à propos des Insurgés de Juin puis des opposants au coup d’État du 2 décembre 1851 et du Second Empire qui sont transportés en Algérie ou en Guyane au titre de textes réglementaires ou législatifs d’exception dérogatoires du code pénal. Il s’agissait en effet, du point de vue juridique, de ne pas confondre cette “transportation” qui n’était pas prononcée par des autorités judiciaires avec la “déportation” prévue par le code pénal laquelle était difficilement applicable car elle devait s’exécuter aux Iles Marquises. Bien entendu le grand public, la presse et même les élus emploient indifféremment le terme de déportation et de déportés, il nous a semblé néanmoins important d’apporter ici les précisions qui précèdent. » (Extrait du site Crimino Corpus (Musée d’Histoire de la Justice, des crimes et des peines)

3 Armée dans laquelle justement (et au même moment) le futur général Cavaignac exerçait ses talents d’officier. Ce dernier, né en 1802, insurgé en 1830 et nettement républicain devait donc, durant une brillante mais assez brève carrière politique, s’illustrer de la manière que l’on connaît au cours de ces journées de juin et après, jusqu’à l’élection présidentielle au suffrage universel de décembre 1848 où il fut candidat malheureux avec 19,6% des voix face au prince Louis-Napoléon Bonaparte (1808-1873) qui réunit 74,2% des suffrages (le reste se partageant entre trois petits candidats : Ledru-Rollin, Raspail et Lamartine !!!...). Cavaignac, opposant à Napoléon III, se retirera ensuite à Flée dans la Sarthe où il succombera en 1857. Son fils, Godefroy Cavaignac (1853-1905) fut ministre sous la IIIe République, maire de Flée, député et président du Conseil Général de la Sarthe. Antidreyfusard. Tendance droite nationaliste. (Note de JCV) 

4 Les Ateliers Nationaux furent créés par le gouvernement provisoire de la IIe République pour donner du travail aux chômeurs de Paris et ont fonctionné entre mars et juin 1848. (Note de JCV)

5 Charles Delescluze, journaliste né en 1809, publiera en 1869, sur son expérience, De Paris à Cayenne : Journal d’un transporté. Il sera ensuite un membre influent de la Commune et mourra le 25 mai 1871 au Château d’Eau sous les balles des Versaillais. Comme si cela ne suffisait pas, on le condamnera à mort par contumace en 1874 ! (Note de JCV)