accueil éditeur exigeant

Obsidiane 2019
quatre lectures par Jean-Claude Vallejo

Les éditions Obsidiane ont publié quatre ouvrages en 2019. Deux au printemps. Deux à l’automne. François Boddaert publie peu certes, mais c’est un éditeur exigeant qui ne transige pas sur la qualité et …

G. NoiretGérard Noiret
En passant
Avec des dessins de Jean-Louis Gerbaud
Vignette de couverture de Gérard Titus-Carmel
2e volume de la collection Le Carré des lombes
Obsidiane, 2019

… et c’est ainsi que nous avons d’abord eu entre les mains un recueil de Gérard Noiret. Des poèmes très brefs partant de fugitives visions, de scènes passagères happées dans l’instant du quotidien ou à travers les continents, à Londres, Venise, New-York, Konakry, Medellin, Delhi, Belgrade, à Liverpool au cours d’un match de football au moment du but, ou bien encore tout près d’ici. Le travail de l’écriture joue là son rôle mystérieux d’effet d’optique, d’illumination, permettant de voir les choses autrement, sans que les « sensations » aient changé. Le poète délivre ces sortes d’impression rétiniennes, parfois de petits riens de la vie, mais qui en fin de compte nous disent beaucoup sur le monde.

Je me permets, comme ça, en passant, de citer le dernier poème du recueil :

Haute comme trois pommes
La gamine d’Oullins
Réplique : « La poésie
C’est quand il y a
Des mots
Et qu’on lève les yeux
En disant Ah oui ! »

Avec ce mot d’enfant posé sur la page, nous pensons bien évidemment à notre ami Yves Barré et à son célèbre blog. Si le lecteur ne perçoit pas l’allusion, il doit instamment consulter l’ours… à la dernière page de la présente revue naturellement…

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RegnardJean-François Regnard
« Ici l’on fait ce que l’on veut »
Satire contre les maris et autres poèmes
Choix et présentation de Karim Haouadeg
Collection Les placets invectifs
Obsidiane, 2019

… Simultanément paraissait, dans la roborative collection pamphlétaire d’Obsidiane un choix de satires, stances, épitres et chansons de Jean-François Regnard (1655-1709). Des textes de l’auteur de la comédie Le Légataire universel qui méritent d’être tirés de l’oubli. « Poète tendre et irrévérencieux, esprit critique et passionné », écrit fort justement Karim Haouadeg dans sa présentation. Homme du siècle de Louis XIV, ses écrits entrent de plain-pied dans le dix-huitième siècle, à l’« aube des Lumières ».

Sa vie eut des aspects rocambolesques (picaresques serait sans doute un terme moins anachronique) : une jeunesse portée au jeu, aux voyages et aux amours. Capturé en Méditerranée par des Barbaresques, il fut un temps (1678-1679) esclave en Alger1, avant de devenir un auteur dramatique à succès, à la suite de Molière, écrivant pour les Italiens, puis pour le Théâtre français. Il est aussi l’auteur d’un étonnant Voyage en Laponie, posthume, publié en 1731.

Sa plume, vive et élégante est souvent mordante. On le vérifiera dans ce recueil : Regnard admirait Nicolas Boileau (1636-1711), son aîné. Mais à la Satire contre les femmes de Boileau, Regnard réplique par sa Satire contre les maris. Boileau s’en prend à son cadet qu’il considère alors comme un rival médiocre. Ce-dernier riposte en 1695 dans un texte satirique qui se termine par une épigramme bien sentie, en forme d’épitaphe, l’intéressé étant encore bien vivant : 

Ci-gît maître B…, qui vécut de médire,
Et qui mourut aussi par un trait de satire :
Le coup dont il frappa lui fut enfin rendu.
Si par malheur un jour son livre était perdu,
À le chercher bien loin, passant, ne t’embarrasse :
Tu le retrouveras tout entier dans Horace.

On songe déjà à l’épigramme célèbre que Voltaire écrivit un bon demi-siècle plus tard contre le critique littéraire Fréron2.

Né à Paris dans le quartier des Halles, épicurien, Jean-François Regnard aimait les plaisirs, la bonne chère. Toujours vêtu à la mode, il ne répugnait pas aux excentricités. Deux cents ans plus tard, on l’eût sans doute qualifié de dandy. Son humeur et son humour pouvaient le porter à la gauloiserie, mais toujours avec style et délectation ! La liberté court dans ses chansons comme le dit le titre de ce recueil, Ici l’on fait ce que l’on veut, tiré de l’une d’entre elles qui se termine sur ce couplet : 

Aimer, boire, point de contraintes ;
Chérir ses frères comme soi ;
Voilà nos maximes succinctes
Nos prophètes et nos lois.

Voilà qui résume la morale libertaire et libertine de ce poète infiniment aimable. Son écriture grand siècle dans sa parfaite et classique maîtrise, caracole avec une apparente facilité qui lui confère une modernité assez surprenante pour son temps, une modernité qui déborde, débridée, de la gangue du classicisme. Tous les vers qu’on lit ici sont un régal complet et ces textes sont à déguster, à savourer.

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A. PincasAnton Pincas
Est-ce que tu me vois encore
24 poèmes traduits de l’hébreu et présentés par Emmanuel Moses
Hors collection
Obsidiane, 2019

Plus tard, en octobre, deuxième livraison, nous pouvions découvrir un auteur israélien né à Sofia en 1935, émigré en Palestine dès 1944. C’est là son troisième livre publié en France. Il est présenté par son traducteur. Il réunit des poèmes récents écrits entre 2001 et 2014. L’ombre de Kafka les traverse, ils disent des visions surgies de temps enfouis. Visions du temps qui passe et que la mémoire tente d’étreindre, à travers l’Europe centrale, à Rome, Londres, Paris, Tel Aviv, ou sur la terre… Déambulation du souvenir et des migrations, « adieu au temps », effacement au fond de l’intime. Et puis, ces mots tragiques à l’aimée disparue :

Je ne suis pas allé sur ta tombe car je ne crois pas que tu y sois.
Tu es ailleurs, errant peut-être avec ta petite valise
Dans des pays dont tu ignores la langue.

Le poète au terme de son existence repasse sa vie comme un « film muet », « elle s’est déroulée sur trois continents en un laps de temps trop court / Pour dresser un portrait achevé ». Cette poésie, au bord du dernier souffle, qui se retourne sur ce monde, qui s’efface, laisse cependant un sentiment de consentement devant l’irréversible, mais aussi de sérénité et de détachement salutaire.

Ces poèmes émouvants, très beaux et très forts, touchent à l’être et à son universalité, à la condition humaine, ils nous parlent.

Faites-en usage si vous pouvez, pour reprendre les tout derniers mots du livre d’Anton Pincas. Passage d’un témoin. Passage de témoin. 

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G. CartierGérard Cartier
Du franglais au volapück
ou Le Perroquet aztèque
Collection Les placets invectifs
Obsidiane, 2019

Au temps de Regnard et de Voltaire, on l’a vu, on troussait de belles épigrammes. De nos jours il est de bon ton, si l’on veut paraître jeune, branché et affranchi, de balancer des punchlines. On se demande ce que la langue a à y gagner. Justement, le poète Gérard Cartier3 est parti de ce constat : « Jamais notre langue n’a été aussi malmenée et jamais à ce point mal aimée. Quand elle n’est pas dénigrée pour des motifs où elle sert de bouc émissaire à d’autres combats (la lutte contre le sexisme par exemple), elle est trahie au profit de l’anglais, qui se voit paré de toutes les vertus ». Il en a fait un billet d’humeur qu’à la demande de son éditeur il a développé de façon très approfondie, très documentée, balayant ainsi les multiples champs actuels dans lesquels la langue, française mais pas seulement, est menacée, attaquée, avilie. C’est devenu l’essai que voici. Une critique étayée et affûtée du Globiche invasif caractéristique de notre vie sociale, culturelle et économique.

Ce livre paraît au moment des 480 ans de la promulgation de l’ordonnance de Villers-Cotterêts, au début de l’automne, et des 470 ans de la parution de Défense et illustration de la langue française de Joachim du Bellay. On a légiféré encore pour la langue française, sous la Révolution, et jusque dans les années 90 du vingtième siècle. Des lois de plus en plus violées avec inconséquence. Déjà dans les années 60, Etiemble se préoccupait du développement du franglais4. Avec La Langue française, Léo Ferré en faisait avec virtuosité une chanson satirique prémonitoire, où le refrain5 « Et j’cause français / C’est un plaisir », devenait à la toute fin « And je speak french / C’est un pleasure ». Aujourd’hui, la situation n’a fait qu’empirer de façon ahurissante. Ce qui, d’autant plus, rend le nouveau « placet invectif » de Gérard Cartier cruellement et crucialement nécessaire.

Les ondes, les médias, les sports, les loisirs, la culture populaire sont déjà tombés. Tombés sous la domination d’un jargon truffé d’anglicismes et aussi de pseudo-anglais. On ne se donne même plus la peine de traduire comme il y a quarante ans les premiers films de Spielberg par La Guerre des étoiles, on ne dit plus que Star Wars. Le français cède du terrain de jour en jour. Cannibalisation de la langue et grand décervelage. Quant à la publicité et aux marques commerciales, Gérard Cartier, fin connaisseur et amateur de la langue anglaise, la vraie, nous montre, nombreux exemples à l’appui, qu’il vaut mieux bien souvent ne pas traduire, car cela révélerait au mieux l’insignifiance des slogans, voire leur ridicule rédhibitoire. Le monde de la technologie (ah ! la fameuse french tech !) n’est pas en reste (même si l’on peut comprendre le contexte international et patati et patata). Et l’anglais qui truffe ses articles et ses notices devient l’équivalent du latin de cuisine des médecins de Molière. Vanité, inculture, volonté de dominer, d’écraser et d’en imposer aux non-spécialistes. À propos de cette sous-langue mâtinée de vague anglais, Cartier cite une formule de Michel Deguy qui parle de « desesperanto globish ».

L’anglais lui-même a d’ailleurs beaucoup à y perdre, comme le pressentait déjà, dans son 1984, le Britannique George Orwell, en y imaginant l’usage de la novlangue, cet idiome réduisant le nombre de mots et de concepts ainsi que les finesses du langage. « La mauvaise maîtrise de la langue rend ainsi les gens stupides et dépendants6 ».

L’école et l’université sont touchés, la soumission au jargon envahit la presse écrite, ceux précisément dont le métier, l’honneur et la responsabilité sont aussi de défendre et de promouvoir le français. Ainsi, alors que le mot anglais n’est pas éloigné du mot français (pour cause, il en vient, exporté et anglicisé Outre-Manche au Moyen-Âge), on écrit alert, dance ou music, etc. Gérard Cartier analyse finement ici tous ces usages. L’appauvrissement de la pensée en est la conséquence calamiteuse, et la sottise bien souvent s’y répand. Que dire de l’édition française qui propose de « la littérature young adult » ? « Jeune adulte » ne se comprend-il pas tout autant, même pour un client anglophone que des commerciaux chercheraient à séduire ?

L’orthographe et le lexique, on l’a vu, sont affectés (infectés ? infestés ?). Quand la forme anglaise contamine l’orthographe, le non-sens nous guette quelquefois et produit simplement de l’incompétence orthographique : ainsi, parmi d’autres affligeantes joyeusetés, l’auteur a-t-il lu dans une haute instance littéraire, écrit dans un manuscrit, « une pair de jambes » comme on aurait écrit « a pair of legs ». C’est aussi dans la syntaxe que le phénomène s’insinue, dénaturant encore plus la langue si c’était encore possible. L’auteur, hélas ! ne manque pas d’exemples de mise à mal de la phrase française. La fréquentation mal maîtrisée de l’anglais fait parler en français nombre de nos contemporains de façon bien étrange. On ne joue plus contre telle équipe, mais on joue telle équipe ; des adjectifs normalement postposés se retrouvent antéposés, à l’anglaise : au lieu d’une décision rare, on en voit « prendre une rare décision », une wraire decijieune ? Pour la langue, il en ressort un potentiel désastre ! La gaucherie de style visiblement ne gêne plus. « Apprenez à un perroquet à parler baragouin, le baragouin sera bientôt dans tous les becs », remarque à juste titre l’auteur du Perroquet aztèque. Il n’incrimine en rien les Anglais, du reste, puisque les responsables de cette situation du français sont précisément des Français.

En outre, les anglicismes ne sont pas seuls en cause dans les attaques subies par notre langue. La voici, depuis quelque temps, prise comme bouc émissaire de causes largement extralinguistiques. Ainsi, si une mignonne est une jolie fille, un mignon est un homosexuel : donc la langue est homophobe, et pourquoi pas fasciste tant qu’on y est ?7. Elle est aussi misogyne, sexiste, on lui fait endosser toutes sortes de culpabilités. Quand on veut tuer son chien, ou sa langue, n’est-ce pas… La démonstration de Gérard Cartier à propos de l’invention récente de l’écriture inclusive est particulièrement éclairante et alarmante. L’imposerait-on à des élèves de CE2, comme il y a eu, ici ou là, quelques velléités, les malheureux ne sont pas près d’acquérir un semblant de maîtrise du français ! L’abus de cette trouvaille aboutit à des textes illisibles et surtout imprononçables où l’absurde le dispute au ridicule. Un tel galimatias n’est qu’un volapück consternant. L’auteur s’y exerce d’ailleurs, heureusement brièvement, et il obtient un résultat qui serait hilarant, s’il ne montrait de la sorte le français en train de sombrer corps et biens. Et ce n’est pas l’écriture inclusive qui règlera le problème des violences faites aux femmes. « S’en prendre à la langue, conclut-il, c’est se tromper de combat ».

Ce livre est écrit devant l’urgence de ne plus avoir honte de sa langue, ne plus avoir honte du français. Il illustre de plus avec panache l’esprit français (si cela peut se définir) dont on mesure ici à quel point il est consubstantiel à la langue qui le véhicule. Ce faisant il fait ressortir les ridicules de notre époque. Il fait œuvre, avec cet appel, de salubrité, de salut public. « La langue est un combat », proclame-t-il. Plus que jamais, en effet. « La langue française est ma patrie, notait Camus dans ses Carnets », notait Baptiste-Marrey8, que cite ici Gérard Cartier, que je cite volontiers à mon tour. Pour ma part, si j’avais une zade à choisir, c’est sans l’ombre d’une hésitation ma langue que j’élirais. La langue dans laquelle je peux penser, imaginer, écrire, ressentir, percevoir le monde alentour, et le dire. 

Jean-Claude Vallejo

1 On dit qu’il garda en souvenir sa chaîne et ses haillons. 

2 L’autre jour au fond d’un vallon,
Un serpent piqua Jean Fréron ;
Que croyez-vous qu’il arriva ?
Ce fut le serpent qui creva.

3 Gérard Cartier, poète, né en 1949, a publié une bonne quinzaine d’ouvrages. Ses poèmes sont parus principalement chez Flammarion (dont L’ultime Thulé en 2018), à L’Amourier, au Castor Astral et, pour six d’entre eux chez Obsidiane, parmi lesquels Le Hasard en 2004 et Tristran en 2010. 

4 René Etiemble, Parlez-vous franglais ? Essai, Gallimard 1964, revu et augmenté en 1973 puis 1980. 

5 La Langue française, chanson de Léo Ferré, disque Barclay, 1962. Texte repris dans le recueil Les Chants de la fureur, coédition Gallimard / La Mémoire et la Mer, 2013.46

6 Gérard Cartier s’appuie ici sur l’article « Novlangue » qu’il a déniché sur Wikipedia.

7 Roland Barthes n’avait-il pas déclaré dans sa Leçon inaugurale au Collège de France en 1977 que « la langue est tout simplement : fasciste » Paradoxal chez quelqu’un qui l’a tout de même servie et bien servie. Ce terme n’est sans doute pas le plus approprié, ni la chose la plus intelligente que le sémiologue ait prononcée dans sa leçon. On en voit les ravages. 

8 Dans le dernier ouvrage publié de son vivant, Des belles utopies aux dures réalités, Obsidiane, 2017. Dans cette même collection, Les placets invectifs.