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Tout est littérature...

Rinny GrémaudRinny Grémaud
Un monde en toc
Seuil, 2018 

Le tourisme contemporain prend des formes de plus en plus éclatées et surprenantes, c’est entre autres ce que montre la journaliste suisse Rinny Grémaud. Elle a conçu l’idée assez curieuse de visiter les plus grands malls (expression qu’on ne traduit plus mais qui correspond à peu près à nos centres commerciaux auxquels s’adjoignent de nombreuses activités distrayantes voire culturelles et artistiques) du monde, sans interruption ni repos. Elle évoque cette expérience dans « un monde en toc » dont le titre traduit bien le point de vue arrêté de l’auteur et rend d’autant plus mystérieux le sens de la démarche. Pas d’effort d’objectivité sociologique ou journalistique, mais une attitude clairement négative dès le départ. 

Mi-reportage sociologisant, mi-expérience cathartique, le périple de Rinny Grémaud apparait d’emblée assez arbitraire et finit par constituer une démarche littéraire assez fascinante : comment se retrouver dans ce que l’auteur considère comme des monuments d’aliénation ? Elle a traversé trois continents en 23 jours et parcouru 38000 km pour s’engloutir dans cinq malls géants : au Canada (Edmonton), en Asie (Pékin, Kuala-Lumpur, Dubaï), en Afrique (Casablanca). Elle reste cependant très discrète sur le financement de cette expédition : projet personnel, commande journalistique contrainte, pseudo-enquête pour pigiste dans le besoin, expédition qui doit s’avérer plutôt coûteuse bien que Rinny Grémaud se soit volontairement abonnée aux hôtels moyens et aux classes aériennes modestes. 

Elle en expose néanmoins clairement des raisons que nous pouvons tous partager : l’enlaidissement du monde et particulièrement des villes par le commerce mondialisé et ses marques envahissantes. A Lausanne ou elle réside, le mouvement a commencé par une surprenante phase intermédiaire : « Tous les locaux commerciaux vides se transformaient tôt ou tard en magasins de chaussures. ». L’embourgeoisement des centres-villes a ramené une certaine diversité, mais néanmoins : « En trente ans j’ai vu Lausanne troquer sa laideur singulière contre une laideur planétaire. ». D’où l’idée d’aller visiter ces quintessences du négoce, ces types idéaux du commerce pur : le centre commercial géant. 

On pouvait craindre un pamphlet recensant dans le sarcasme ou l’indignation toutes les horreurs de galeries marchandes hypertrophiées, mais l’auteur s’efforce de mimer les attitudes du bon journaliste objectif : exposé de sa situation, entrevues et conversations, quand la langue le9 permet, avec les responsables et les clients, description neutre des espaces. Et cette posture de neutralité affectée renforce l’effet repoussoir de ces zones pour le lecteur ou la lectrice, ce qui, par ailleurs, ne semble pas être le cas des usagers, car certains centres en particulier Edmonton ou Dubaï semblent fort prospères et fréquentés. Les lecteurs ou lectrices qui ne sont pas (du moins je crois) des fanatiques du lèche-vitrines, ayant d’autres distractions, se voient bien entendu, confortés dans leurs préjugés mais en même temps doivent admettre que des millions de gens, en général des couches moyennes de pays en développement, y trouvent un bonheur limité mais, semble-t-il, certain. 

L’auteur a postulé au départ que chaque étape de son parcours composerait « un état des lieux du monde ». Effectivement on peut y retrouver l’abondance des ressources et la réussite par le travail au Canada, l’américanisation des sociétés asiatiques, « un modèle économique volontairement inique » à Dubaï (celui de l’économie mondialisée) ou le démarrage laborieux des sociétés pauvres à Casablanca. 

Mais cette vision du centre commercial comme signe ou symbole se complexifie lorsque l’auteur aborde la biographie des fondateurs de ces centres : ce sont tous des personnages d’origine très modeste ayant fait fortune grâce à leurs capacités commerciales. Les centres démesurés qu’ils ont construits prennent alors la dimension de formations de l’inconscient, de quasi-symptômes névrotiques. La justification économique apparaît parfois incertaine : le mall de Pékin est parfaitement vide lorsque Rinny Grémaud y séjourne et, d’après son interprète, les foules dominicales qui le fréquentent ne le font que pour préparer leurs achats sur Internet... (quoiqu’à court terme les centres n’y perdent pas, puisque le gros de leurs revenus provient des loyers que les marques mondialisées se sentent obligées de verser pour ne pas laisser la place aux concurrents dans des pays si prometteurs). 

En alternant les choses vues, les déductions abstraites, les entretiens avec les responsables ou les tenanciers des quelques boutiques excentriques qui survivent encore, l’auteur nous livre le concentré de l’échange marchand qui s’imposerait comme le destin universel. Evidemment ce constat la plonge dans un état de quasi-dépression, accentué par les décalages horaires. Elle finit par ne plus se supporter : « Voyager pour prendre le pouls d’une humanité livrée au libéralisme le moins éclairé a tout du suicide moral. ». Mais, d’un même mouvement, cet abîme est peut-être l’ouverture vers un retour à soi que quelques confidences discrètes et l’évocation de « la volute confuse d’un souvenir » laissent deviner. »

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A. de VitryAlexandre de Vitry
Sous les pavés, la droite
Desclée de Brouwer, 2018 

On trouve de tout sous les pavés, y compris la littérature, là où on l’attendrait le moins. Il ne s’agit donc pas là d’un livre de politiste qui prétendrait redéfinir ou redécouvrir la droite, mais plutôt d’un essai comme en commettent périodiquement ceux qui n’étaient ou ne sont pas de gauche. L’intérêt de celui-ci vient de son actualité confirmée tous les jours. L’auteur (né en 1985) est un spécialiste de littérature et s’interroge sur l’évolution d’une grande partie de sa génération. Issu d’une famille on ne peut plus installée, lui-même professant les opinions d’une droite traditionnelle et convenable, il a vu ses contemporains provenant du même moule évoluer vers une droite extrême ou franchement à l’’extrême-droite. En soi, ce n’aurait pas un intérêt extraordinaire sauf pour les membres du même sérail, mais ce qui distingue cet écrit et justifie sa lecture, c’est sa présentation de la droite. 

Loin d’une étude socio-politique, il la définit comme littérature. Non que toute littérature soit de droite, mais selon lui, l’attitude littéraire centrée sur la subjectivité de l’auteur et son rejet de toute contrainte serait constitutive de l’attitude de droite qui reposerait sur une déploration violente du temps présent sans pour autant vouloir faire tourner la roue de l’histoire à l’envers, ce qui serait l’attitude réactionnaire et s’inscrirait malgré tout dans l’histoire et donc participerait alors en négatif à la pensée de gauche. Il cite Joseph de Maistre : « le rétablissement de la Monarchie, qu’on appelle contre-révolution, ne serait point une révolution contraire, mais le contraire de la Révolution ». Tout en admettant l’hermétisme de la formule, il y voit l’essence de la pensée de droite : sortir de l’histoire, posture purement littéraire et non politique. « Peut-être est-ce simplement que la droite n’existe pas…et pourtant elle existe. Timidement, bizarrement, mais elle existe. C’est que son être est négatif, fantomatique... Il n’y a de droite que parce qu’il y a de la gauche. Peut donc être dit de droite, osons enfin une définition, tout ce qui n’est pas de gauche. Et cela fait beaucoup ». 

Et il déroule les conséquences de son point de départ : la droite est plurielle « Il y a toujours dans l’homme de droite quelque chose qui se retourne contre lui-même », elle est du même coup modérée « la droite ne peut aller au bout d’elle-même, c’est son lot ». Et donc contrairement à l’extrême-gauche qui incarne la gauche avant les compromis de l’exercice du pouvoir, l’extrême-droite est le contraire de la droite puisqu’elle emprunte à la gauche des pratiques antagoniques à la pluralité et à la modération : manifestations, mobilisations populaires, discipline, etc. 

Ces remarques ne sont pas particulièrement originales mais s’appuient sur des analyses littéraires plus stimulantes : les analyses littéraires motrices de la pensée de droite sont celles de Balzac et Baudelaire qui, viscéralement opposés à la société industrielle qui se dessinait n’ont pas mené l’action politique conforme à leurs convictions mais ont fait un pas de côté. Ainsi Baudelaire « Il abhorre la modernité en même temps qu’il s’en fait le témoin capital. Il ne joue pas un projet de société contre un autre à la manière des réactionnaires cohérents : il sort du monde ». Il est antimoderne comme le définit Antoine Compagnon, c’est là l’essence de la droite. 

Et plus intéressant encore, il analyse comment la tentation littéraire apparait aux écrivains de gauche comme une trahison potentielle : la tentative sartrienne démente de rendre compte de l’engagement total de Flaubert dans l’écriture ne serait qu’une réaction d’autodéfense face à cette tentation possible, comme le serait le recours toujours retardé de Péguy à l’expression littéraire. L’homme de gauche est menacé par la littérature, non pas toute mais cette dimension personnelle intime et irréductible qu’elle recèle toujours et qui contient en germe l’attitude de droite. 

À la suite de quoi l’auteur se livre à un panégyrique de Philippe Muray, selon lui parangon de la droite littéraire qu’il oppose aux autres illustrations de cette mouvance : Houellebecq et Renaud Camus dont il déchiffre assez pertinemment les itinéraires. Il se livre en outre à une charge réjouissante contre les théoriciens et porte-parole de la droite extrême ou extrême-droite et surtout de la « manif pour tous » en quoi il voit le moment fondateur qui a transformé d’honnêtes jeunes conservateurs et conservatrices en militants radicaux. La description qu’il donne de la fachosphère médiatique que nous ignorons en général est assez pittoresque et, curieusement, il en souligne la jeunesse en la référant systématiquement à son âge propre, inoffensive mais pesante manie provenant sans doute du sentiment de finitude et d’impermanence des choses, nécessaire composante de l’armature intellectuelle de la droite… 

Un essai littéraro-politique qui rompt avec les écrits politico-sociologiques sur cette mouvance et qui mérite une lecture d’autant que sa dimension est très raisonnable et sa conclusion encourageante : « Chaque individu, a fortiori chaque écrivain porte en lui une menace : celle de faire mentir tous ceux qui pensent que la littérature est déjà morte. » 


Jean-Luc Painaut