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Les aventures du général Martinescu Il a fallu que j'aille à l'école et que je passe la visite du médecin scolaire pour que je porte des slips. À cette époque-là, je n'avais pas encore de vélo, même pas un petit avec des stabilisateurs, à croire que ça ne se faisait pas ou que ce n'était pas encore arrivé jusqu'à nous. Je ne sais plus à quelle occasion ou dans quelles circonstances on m'a acheté ce vélo. Peut-être qu'il n'y en a pas eu d'occasion ou de circonstances. Qu'on me l'a acheté comme ça. Toujours est-il que j'ai un petit vélo rouge et que je m'emploie à faire le tour de l'église et à mener ma vie là-dessus. Une sacrée belle vie et je pédale à m'inventer mes guerres à moi. J'ai perdu une jambe en sautant sur une mine et j'ai la poitrine constellée de médailles. J'existe à pleine page dans un cahier où je tiens le compte de mes journées et de mes coups de pédale d'une écriture encore incertaine. Comme ma grande soeur, l'Aînée, qui tient l'état-civil sur un petit carnet à spirale, les naissances, les mariages et les décès et aussi les jours où les femmes ont leurs règles d'après ce qu'elle en sait ou peut en savoir. Quand j'ai eu mon vélo rouge, et après que je me sois fait sauter la jambe sur une mine, je me suis inventé un avenir en or. Je m'appelle Martinescu, le général Martinescu, une espèce d'explorateur qui descend des fleuves infestés de crocodiles. Je saute de mon tank et je pose mon vélo contre le mur de notre maison. Je me lave les mains et, pendant que je mange, je continue à me raconter l'histoire de ce Martinescu qui a une jambe folle, la gauche. Ma mère, la Mère, dit que je suis encore perdu dans mes pensées, occupé à gratter le cul des oies de la Mère Noël qui font tomber la neige en hiver. Martinescu, c'est maintenant le Président Martinescu. Il en avait marre de n'être que général, il n'y arrivait plus, ce n'était plus possible mais il a gardé son uniforme de général. Il y a maintenant une ligne de chemin de fer et une usine. J'ai pris plusieurs poignées de ciment dans un sac, j'ai creusé pour les fondations mais le ciment n'a pas tenu. Il faudrait des hommes de quatre ou cinq centimètres de haut mais avec des poumons un cœur du sang qui circule dans les veines, des hommes inventés je ne sais pas comment mais des hommes quoi ! Tout ça, ça fait une drôle de tambouille, le drapeau du pays sur lequel règne Martinescu est rouge avec une étoile, on parle une langue bizarre avec des mots qui se terminent tous par un "u" ou un "ou" comme Martinescu. Le train a déraillé, il y a eu plein de morts. Faut pas faire de bruit, pas oublier de dire bonjour monsieur le curé, merci monsieur le curé. Un jour j'ai dit bonjour monsieur le curé à une dame comme si j'avais ça imprimé dans un coin de mon cerveau. Faire le signe de la croix en entrant dans la chapelle, tremper le bout des doigts dans le bénitier au nom du père du fils et du saint-esprit amen. J'ai pris le car avec maman (la Mère) et d'autres gens du village, surtout des femmes et des enfants de chœur. Il y a aussi le curé Lenoir en soutane, les cabas à provisions pour le repas de midi sur la plage à l'abri des rochers. Maman (la Mère) en jupe grise relevée, les pieds dans l'eau jusqu'à mi-mollets et les autres femmes. L'autocar qui fume et déraille de la route en pétaradant quand le chauffeur passe les vitesses qui craquent. Il y a encore des ruines de la guerre, même à Caen, des pans de murs et Martinescu qui devait avoir une canne comme le Maréchal Leclerc. Pas faire de bruit devant les reliques de la petite sainte Thérèse à Lisieux, je vous salue Marie pleine de grâce notre Père qui êtes aux cieux que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel amen. Jamais vu petit Jean, jamais entendu parler de mon frère sauf qu'on a retrouvé intactes les semelles de ses chaussures quand l'oncle et maman (la Mère) à voix basse et l'ambulance qu'ils ont dans la tête et qui ne va pas assez vite et qui va arriver trop tard à l'hôpital, le médecin avait prescrit de mettre une bouillotte sur le ventre alors qu'il aurait fallu mettre du froid, de la glace. Papa (le Père) va être opéré. J'étais en vacances chez l'oncle à Vendôme. On est revenu dare dare avec la camionnette des gants. Le docteur est là. Une hernie. A cette époque-là c'est grave papa (le Père) est tellement gros que son sexe et ses testicules ça pèse des tonnes. Faudra de l'oxygène pour le tirer de là pourvu qu'il n'attrape pas froid. Vu qu'une congestion pulmonaire par-dessus le marché, vu que papa (le Père) est déjà tout rempli d'asthme. Dès fois que la mort le prenne en traître. Le docteur Pouch dit qu'il ne faut pas me couvrir autant, qu'on devrait me mettre torse nu dehors quand il fait soleil pour que ça me fortifie. Il dit qu'il existe des pastilles contre le rachitisme mais qu'il ne faut pas croire les charlatans qui proposent ça dans des réclames sur les journaux. Devant l'église, quand c'est l'été, des guêpes font des nids, des cônes, de petits cratères dans le sable. Muni d'une règle plate longue et flexible, je leur tends des embuscades. J'y passe l'après-midi. J'en tue des dizaines à coup de rafales de mitrailleuses "clac-clac-clac" et je laisse leurs corps sur le terrain. C'est comme ça dans les rizières du delta, j'ai lu ça dans le journal, au Tonkin. Sur les cartes de géographie à l'école, l'Indochine, mais aussi une grande partie de l'Afrique, est figuré en rouge, de la même couleur que la France. En rouge pour que ça ressorte bien et pour que ça nous rentre mieux dans la mémoire et dans le crâne. Le maître d'école dit que ce sont nos colonies et que c'est très important pour la France. Pour la mère patrie comme il dit, la Mère-Patrie qu'on écrit avec des majuscules. La veille je suis allé me faire couper les cheveux. Pour être propre et bien dégagé sur les oreilles que j'ai larges et décollées comme celles de ma mère (la Mère). Dans la chambre de mes sœurs (l'Aînée et l'Autre sœur) qui sont montées mettre leur jupe et du rouge à lèvre, mon costume est posé sur un cintre. Un costume croisé gris clair avec une pochette blanche. Il y a aussi la chemise, les gants, la cravate de papa (le Père) et le brassard de communiant, le tout acheté à crédit chez Molo. Pendant que sa femme tient le magasin, monsieur Molo va acheter sa marchandise à Paris. Il enfourche son vélomoteur pour attraper le premier train du matin à La Ferté et, tard le soir, il ramène la camelote sur le portebagage arrière et dans les sacoches remplies jusqu'à la gueule.
Les sœurs (l'Aînée et l'Autre sœur), referment la porte de la chambre sur elles, s'enferment à clé, se disent des petits mots petits et crus, les chuchotent, pouffent et étouffent des petits bruits des rires des susurrements de petits cris. Me frotter contre la porte, avancer l'œil, le visser dans l'orifice de la serrure, la clé qu'elles ont laissée de travers pour empêcher de rentrer et d'être vues. Je fais chauffer de l'eau dans la bouilloire. Ensuite monter l'escalier avec, sans renverser. Verser l'eau dans la cuvette de porcelaine blanche. M'assurer que l'escalier est libre et que personne ne viendra refermer la porte sur moi. Tomber la veste et le pantalon du pyjama. Garder mon slip. La porte en bas de l'escalier. "Pierre tu as tout ce qu'il te faut, tu n'as besoin de rien". Ma sœur, la plus jeune (l'Autre sœur) s'inviterait presque. "Non, non ça va !". "Ton costume, ta chemise". Elle a fait le détail. "N'oublie rien et tu prends un slip propre sur le lit avec la chemise". "Oui oui". Referme la porte en bas de l'escalier. Le lit encore tiède de la nuit, les draps défaits parcourus par les sinuosités du fleuve qui se termine en un delta aux mille bras qu'enjambe le traversin en travers du lit. "N'oublie pas de changer de slip et de maillot de corps". Se mêler au fleuve s'y emmêler les jambes l'enjamber le chevaucher s'y répandre pas voulu plus fort que moi. La porte en bas de l'escalier. Monte deux ou trois marches. La plus âgée (L'Aînée). "Pierre qu'est-ce que tu fais, tu viens ?" "Oui oui". Je m'habille le slip le maillot de corps chemise pantalon cravate les cheveux bien dégagés laissant paraître des oreilles démesurées. "J'arrive j'arrive". Et tout ça, ça a coûté une petite fortune. |