accueil eaux vives

Le jour où ma capeline
italienne s’est noyée

Marie Temporal



Comme si je ne le connaissais pas. Comme si je ne savais pas la violence dont il est capable. Mais là, franchement, je ne me méfiais pas, je n’étais pas sur mes gardes. Aucun signe avant-coureur.

J’avais marché un peu pour m’installer au plus près de l’océan et à distance raisonnable du monde, même si en juin, du monde, y’en a pas de quoi être exaspéré. Des retraités à fauteuils pliants, des jeunes parents à parasols profitant de leurs ultimes vacances hors saison avant une éternité, des « papys-mamies » tenant par la main des « fais-attention-mon-cœur » de moins de trois ans, c’est la dernière fois et ils le savent. Sur les marges, quelques solitaires.

Je m’apprêtais à y aller.

De l’eau à la cheville, à mi-mollet tout au plus. Douce, enjôleuse, pas très chaude quand même, allez, un petit effort, une fois dedans tu la trouveras délicieuse, tu le sais. Je n’ai rien vu venir. Une vague un peu plus marquée m’a frappée, déstabilisée, jetée à terre et roulée dans son fracas sans que je puisse même tenter de résister, ça a duré longtemps, plusieurs roulades sur moi-même jusqu’à ce que je sente le sol sous mes fesses et puisse me relever, suffocante, éructante et ahurie, les doigts toujours agrippés à ma frite verte. Moi qui déteste me mouiller les cheveux, c’était réussi. Trempée pour trempée, vas-y franco ! En m’extirpant d’un coup de talon de la zone à remous je me suis allongée sur ma frite, dos au large. Alors j’ai vu, comme dans une hallucination, une rangée de papys bronzés et de jeunes papas rougis bordant la plage, me guettant avec des mines de héros de la SNSM. D’un geste désinvolte je leur ai signifié que tout allait bien et l’un après l’autre d’un pas traînant ils ont rejoint Mamie et Maman. Déçus sûrement.

Dans une eau étale, calme comme un lac derrière l’étroite barrière agitée, j’ai entamé consciencieusement ma collection de mouvements d’aquagym, – inspirer-souffler –, savourant mon corps obéissant et ma chance d’être là quand tout le monde crevait de chaud. Hasard complet bien sûr. Quand j’avais planifié ce séjour océanique c’était pour échapper à la foule des estivants, nul ne pouvait savoir que ce mois de juin verrait la première canicule précoce de l’ère dévastatrice dans laquelle l’humanité s’est jetée. Inspirer-souffler. Tous les soirs, je téléphonais à mon père. Il habitait une des pires régions, l’épicentre de la canicule serinaient les médias. Il disait que ça allait, que, oui, il buvait, qu’il aérait de grand matin et fermait bien tout dès dix heures, la maison se maintenait à 27° quand dehors il faisait 35°. Il était convenu que j’irai passer un mois chez lui, bientôt, dès que la foule déferlerait ici. Peut-être qu’il faudrait que je lui achète un petit climatiseur. J’étais contre par principe, mais un monsieur de 95 ans méritait une dérogation.

Inspirer-souffler. Pourquoi étais-je aveuglée, éblouie ? Il n’y avait pourtant pas beaucoup de soleil. Pas de soleil du tout, même. Le ciel était blanc, bas comme un couvercle, immobile, et ça durait depuis des jours, depuis que toute la France, sauf la côte atlantique, était en canicule. J’ai porté une main à ma tête : la mer m’avait arraché mon chapeau et les épingles sortaient de tous côtés de mon chignon tressé serré. Ça m’a donné la mesure de la force de la vague et j’ai mieux compris pourquoi les preux de la plage avaient bondi sur leurs pieds. Inspirer-souffler. Mouvements pour les cuisses, mouvements pour la taille, pour le dos, pour les épaules et les bras, inspirer-souffler, les cuisses encore, z’en ont besoin les pauvres, faire lentement, bien à fond, éprouver la résistance de l’eau à mes muscles, savourer les glissements de cette soie salée sur ma peau… J’essayais de m’appliquer, de me concentrer sur mes exercices salvateurs, de résister aux larmes. Mon chapeau noyé ! Je regardais avidement tout autour, j’espérais le voir flotter, me faire signe à la surface de l’eau, je suis là, je t’attends, viens me chercher, c’était un jeu, mais sûrement il avait coulé par le fond. J’ai éclaté en sanglots.

YB

Pleurer sur un vieux chapeau, quelle honte quand chaque jour des humains se noyaient là-bas dans cette Méditerranée lointaine devenue fosse commune où plus jamais je ne voulais retourner me baigner. Inspirer-souffler. Je me mouchais dans l’eau, pleurant de plus belle. Ça ne s’arrêtait pas. J’ai revu la boutique, dans une rue piétonne à Tours, voilà au moins vingt ans. Je dis au moins vingt ans pour tout ce qui est au-delà de la mémoire immédiate, on était encore au temps du franc, ça c’est sûr. Une capeline italienne en lin, avait dit la chapelière, beaucoup de classe. Elle pensait sûrement que j’avais besoin d’un chapeau pour un mariage. M’en fous de la classe, ce que je voulais c’est que ça me tienne bien sur la tête à vélo ou dans l’eau. Je ne lui avais sûrement pas dit que je la porterai pour mes baignades, sa capeline en lin très classe. Chaque été, protection solaire inégalable, elle m’avait fidèlement abritée dans tant de lacs, tant de rivières, tout-tes-les-mers-du-mon-deu, non, là je dérivais, il y avait bien vingt ans aussi que je ne voyageais qu’en France. Effet de serre oblige, la honte de l’avion me tenait depuis longtemps déjà.

Durant vingt étés au moins, ma capeline m’avait fidèlement protégée. Jusqu’à l’instant où, tout à l’heure, la vague me l’avait arrachée. Impossible de reprendre ma respiration tellement le chagrin me dévastait. Il y avait sur les canots des femmes, leurs enfants dans leurs bras ou dans leurs ventres, des mères-courage déterminées à ce que ces enfants aillent à l’école, apprennent à lire et à écrire. Après des heures de peur, les vagues les engloutissaient au large de l’Italie cadenassée et personne ne prononçait pour eux l’éloge funèbre que j’offrais à ma capeline italienne noyée.

Longtemps j’ai pleuré de honte et de tristesse, me laissant balloter face au large, accrochée à ma frite verte, sans plus faire aucun effort ni inspirer-souffler, mesurant ma fragilité, mon insignifiance, point minuscule au ras de l’eau que les héros de la plage avaient oublié depuis longtemps, d’ailleurs ils levaient le camp, il était temps de rentrer dîner et jeter un œil à la météo.

Quand je suis revenue à ma serviette, il n’y avait presque plus personne. Au fond de mon sac de plage mon téléphone clignotait. Je me suis méthodiquement essuyé les doigts avant de cliquer dessus, pas question de rayer l’écran avec un grain de sable. Ou retarder encore l’instant.

L’infirmière du soir me prévenait qu’elle avait trouvé mon père mort, dans son fauteuil.