nouvelle

VALLIS CLAUSA

(fragment)

Jean-Pierre H. TÉTART

" Ô femme, un baiser me tûrait,

Si la beauté n'était la mort... "
Mallarmé

Musée d'Orsay... Nu couché d'Alexandre Schoenewerk, sur quelques vers d'André Chénier. Je me mets à genoux pour mieux voir : contre-plongée lascive qui révèle la sensualité du marbre et son âme, courbes délicates, angles fragiles, exergue du ventre et des reins, mais le visage ébauché, caricature de la manière antique, est aussi expressif qu'une citrouille... Pubis, pierre polie, relief de soie sans déchirure pour le rêve... Il faudra Rodin pour fendre le buste de centauresse étirée de celle qui mourut folle ou Courbet pour révéler l'Origine du monde, encore aujourd'hui tenue pour sulfureuse !... Mais on m'observe, je n'ai pas une tenue décente ; je m'éloigne et continue ma promenade...

*

Exposant l'évidence de leur sexe et cependant très impénétrables, je connais des Vénus qui me laissent de marbre, et ne m'inspirent qu'un intérêt archéologique poli.

Celle de Cnide, due à Praxitèle, passait dans l'Antiquité pour un modèle de sensualité - heureuse religion que celle des Olympiens ! Moi, je lui trouve les fesses un peu lourdes mais elles sont de seconde main et l'original méritait sans doute la dévotion légendaire qu'il inspira (qui se souviendrait de Cnide, n'était cette Aphrodite aux belles fesses que, selon Pausanias, les pèlerins venus au sanctuaire faire leurs dévotions avaient coutume d'admirer de revers ?). Mais aujourd'hui Cnide est turque et les pieds des déesses ne soulèvent plus la poussière des chemins d'Argolide...

À Florence, la Vénus Pudica, celle des Médicis (plus coquette que pudique), petite tête, hanches de frégate, elle dissimule son pubis d'une main vraiment gauche et de l'autre semble vérifier si son téton fait de la musique ! Attitude de convention, et celles que j'ai connues, plus pratiques ou simples frileuses, croisaient instinctivement les bras sur leur craintive poitrine, le reste - delta de velours inexpugnable à la verticale - n'ayant besoin d'être ni désigné ni défendu. Dans la même salle, tête d'ange musicien par le Rouge Florentin - ange qu'on espère bien féminin, sinon, quel espoir pour l'homme sur terre ?

Dans la cour du Bargello, statues en vrac. Sur l'une, femme, mon œil entraîné repère vite la méchante entaille qui ouvre le ventre : une espèce de cicatrice aiguë où nul n'aimerait s'aventurer, comme si l'artiste s'était ici vengé d'une concession faite à l'animalité...

*

En 1854, au Salon de Paris, Courbet se vit refuser pour "indécence" son tableau des Dormeuses, où Vénus et Psyché reposent enlacées, la jambe de l'une jetée sur le corps de l'autre. Pourtant, à la césure du corps exposé, rien ne croît, on n'entr'aperçoit pas même l'amorce en croissant de lune de ce qui devrait discrètement saillir de la déesse assoupie...

Si cela existe, c'est aplati et fuyant, ce sont des monstruosités anatomiques qu'on n'ose plus appeler "monts de Vénus" - pauvre Léda au cygne du Tintoret -, ce sont des pilosités maigrelettes et puériles - malheureuse Maja desnuda de Goya (encore est-elle exceptionnelle, tout comme l'Ève rousse de Van Eyck, au Polyptyque de l'Agneau Mystique dont la toison sur son ventre gothique compense à peine la rare filasse des cheveux) ; ce sont encore les Trois Grâces gréco-romaines de Pise ouvertes à la cisaille ; sans compter toutes ces mains, conques et feuilles de vigne, qui depuis la naissance de Vénus occultent honnêtement ce vers quoi une moitié de l'humanité soupire, - du Titien à Manet, de la Vénus d'Urbino à Olympia, pour ne citer que des nus célèbres et également contraints.

Mais arrêtons là cette énumération iconoclaste : on va dire que je ne comprends rien à l'Art et que j'ai des curiosités d'adolescent... Reste pourtant que Cyprin a presque partout la contenance d'une prude au bain, convenable et serrée, cas non marqué du genre ; Aphrodite, plus femme que femme, Aphrodite par qui le désir arrive, rien n'excède ses lignes radieuses, rien ne bouche sur elle...

D'où l'on pourrait conclure que la Suprême Harmonie est signalée par l'Absence... Ainsi, les Grâces continueront-elles éternellement à mener leur danse immobile sans seulement fléchir une jambe, et l'on n'en verra jamais une dans la position candide de l'Enfant à l'épine exposé aux Offices (au diable la pudeur quand on a mal aux pieds !). Et si cela advenait, recousue, grands dieux !

*

Sur une de mes étagères, appuyé sur un tome du Littré, un dessin de Schiele, Nu couché (1914) : femme allongée, un bras replié sous la nuque, brune généreuse, masse de cheveux noirs, bouche carmin, pointes des seins orange, rien de discernable entre ses jambes écartées parmi la profusion d'un buisson obscur, touche d'ocre, du bout du pinceau, peut-être... Egon Schiele fut poursuivi et emprisonné pour pornographie.

Littré note que la pornographie a trait d'abord à la prostitution et à l'hygiène des prostituées. Toujours suivant le dictionnaire, la pornographie concerne "ce qui choque volontairement la pudeur", l'obscène (qui commence, en réalité, où s'installent le miroir et le mouvement). La norme obscène est donc historiquement féminine, et les dessins de Schiele choquent encore ceux pour qui la femme reste en détail innommable, interdite à l'exposition. Les mêmes, malgré quelques repeints pudiques, ont toujours assez bien supporté qu'on dessine ou qu'on sculpte la verge de l'homme sagement posée sur ses deux coussinets jumeaux.

Celle du David de Michelangelo surtout m'amuse quand je lève le nez pour admirer, et je me demande quel merveilleux engin pouvait bien exhiber l'incirconcis de Gath, Goliath le Philistin. Ainsi, hormis cas d'espèce (Jupiter sous l'aspect d'un dragon, au Palazzo T de Mantoue s'apprête manifestement à pénétrer celle que dressé il assaille !), gravures licencieuses, décorations priapiques ou grotesques, le mâle sexe des tableaux et des marbres reste au repos, modeste et bien rangé, rien n'y heurte la morale ni les lois de la pesanteur : il s'agit d'un organe honnête, de conception simple, pas plus agressif que le bout de mon nez... L'Enfant Jésus comme les enfants d'Arès en possèdent un à peu près semblable à celui d'Apollon.

*

Mais au féminin, l'apparence même reste équivoque, les bissectrices et les angles sont pervers et par bonheur les corps de femmes les plus calculés révèlent toujours leurs harmoniques contradictoires. Quoi de plus détestable pour qui préfère la géométrie à l'algèbre ?

Outre qu'on ignore même si tout cela ne fleurit pas d'une manière stérile et parfaitement égoïste.

Selon une seconde tradition qui a ceci de commun avec la première que l'homme y outrepasse son savoir légitime, ce fut pour avoir révélé qu'aux jeux de l'amour, si le mâle a une part, la femme en a bien davantage, que la déesse Héra frappa Tirésias de cécité, Zeus le gratifiant en contrepartie du don de prophétie... Car il avait été donné au Thébain d'incarner alternativement les deux formes humaines du sexe, une part de plaisir pour neuf en amour, bien des malheurs en rançon du privilège... Nos ancêtres grecs toléraient mal le deuil des femmes, comment eussent-ils pu admettre leur jouissance ? Mais on ne saurait s'étonner qu'une semblable expérience confère à celui qui en eut l'étrenne le pouvoir d'y voir dans la nuit et des éblouissements si violents qu'ils lui dérobent le jour.

Femme abîmée, tombée des cimes torrides, et toute disposée dans sa permanente vacuité à engloutir l'homme et ses étoiles bénéfiques, à l'absorber, tige, fruit et fleur, pour n'en rendre que l'écorce.

Femme puissante de ce qu'elle cèle et révèle, algues et coquillages, vulve du satin sage au velours froissé, colline et vallée close où naît une source issue d'un gouffre virtuel. Fontaine de Vaucluse, tes sorgues capricieuses et vertes...

Femme pétrifiée, corrigée au ciseau : au réel malgré tout fantasmée éternellement ouverte mais chez qui rien n'indique, même pendant l'étreinte, en quoi elle est vraiment offerte, en quoi refusée. Le viol des lignes et des corps n'est que la conséquence de cette ambiguïté-là.

Femme changeante, son sexe plus divers que ses yeux ou ses oreilles et qui s'écrase luxueusement, déborde des failles avec une soyeuse négligence, dont les pétales se dédoublent et s'éparpillent, glissant les uns sur les autres pour se déployer ostensiblement : imagine-t-on aux corps des déesses et des vierges ces dentelles pulpeuses et indiscrètes, incarnation onctueuse d'un plaisir surérogatoire ? Au reste, qui osera calculer la taille des nymphes idéales et quel canon dira le rapport ondoyant de ces lèvres-ci à ces lèvres-là qui dévoient les courbes et déroutent l'esprit ?

Comment admettre qu'un vol de papillons ébranle les certitudes du géomètre ?

Nues
Jean-Pierre H. Tétart

 

Jean-Pierre H. TÉTART a publié un roman en 1989 :
Le Voyage du chat,
un recueil de nouvelles en 1990 (présentées par Jacques RÉDA) :
L'Éden et les cendres,
un ensemble de récits en 1993 :
La Renverse.
Ces trois ouvrages sont disponibles aux éditions "Le Temps qu'il fait".

Jean-Pierre H. TÉTART est également l'auteur de Malpaire aux éditions "Cénomane" (1999)
Dernier ouvrage paru (en collaboration avec le photographe Georges Quaglia) :
La Sarthe au passé simple ("Cénomane", juillet 2000)