combat
PLURIELLE ET LE VIEUX LECTEUR
Petite fable pour un manifeste*

Il était une fois un lecteur. Un lecteur avide. Un lecteur dévorant. Comme il arrivait sur le "versant de l’âge" et qu’il commençait à se dire : « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu (presque) tous les livres ! » – ce presque le titillait car en vérité, il avait encore beaucoup à lire et à relire ne serait-ce que pour se relancer sur les chemins de l’écriture qu’il parcourait depuis des années au gré de l’imaginaire, de la poésie, du langage et des signes – comme il commençait donc à ne plus pouvoir supporter les grandes boutiques à livres, ni même trop les bibliothèques où les gens lisent dans le silence avec des livres morts derrière eux**, il rencontre un magasin dans lequel les livres lui faisaient soudain de l’œil. Au milieu d’eux, un libraire-lecteur ou mieux un lecteur-libraire, espèce en voie de disparition comme chacun sait. Ils parlèrent. De livres bien sûr ! Mais aussi du reste, des gens, des choses du monde, de ce que les livres disent ou ne disent pas de la marche du temps. Le vieux lecteur et le libraire partageaient leurs lectures récentes et anciennes et le libraire ou les copains du libraire, ceux qui "manifestent" derrière moi précisément*, ouvraient des chemins neufs, des aventures sans pareilles au vieux lecteur qui croyait avoir (presque) tout lu.

C’est alors que le vieux lecteur découvrit jour après jour que cette boutique était un lieu unique et rare pour des lectures partagées. On y rencontrait des gens qui rejetaient les "faux livres" de cette époque, ces objets ou gadgets dégoulinant d’oralité revisitée, des gens qui ne craignaient pas de parler entre eux de ces lectures qui vous creusent, qui vous empêchent de dormir, de ces romans qui nous remettent en question, de ces écritures qui dévient, de ces écrivains qui écrivent à la pointe extrême d’eux-mêmes…

C’est ainsi que le vieux lecteur connut, autour de son ami le libraire, les lecteurs que chaque créateur rêve d’avoir et de rencontrer. Il adhéra de tout son être à cette entreprise qui consiste maintenant à défendre ce lieu de liberté et de dialogue, cet espace "pluriel" qui ne doit rien à personne, qui doit tout à un Libraire et à une équipe qui a plus le goût des livres que de l’épicerie à bouquins, ce lieu qui rassemble ceux qui font vivre les livres et les répercutent quelle que soit la mode du moment et ce que disent (ou ne disent pas) les médias.

Le vieux lecteur réfléchit depuis bien longtemps aux problèmes que les institutions ressortent périodiquement de leurs tiroirs : l’illettrisme, la non-lecture, etc. etc. Il n’ignore pas que l’école, de la Maternelle à l’Université, ni que de très nombreuses associations font tout ce qu’elles peuvent. Et qu’il faut participer à cette bataille. Il constate cependant que trop souvent la lecture est conçue un peu trop sous l’angle de la nécessité et pas assez sous l’angle du désir. Il ne s’agit certes pas de défendre une élite de lecteurs, mais au contraire de susciter pour tous et avec des lecteurs exigeants une espèce de contagion pour des lectures propres à changer la vie.

Les propositions qui suivent*, et qui émanent d’une équipe amicale, lucide, effervescente, tendent ainsi à offrir à chacun les moyens de lectures vraiment "plurielles", c’est-à-dire vivantes de la vie de chacun.

Ceci dit, le vieux lecteur reprit sa plume et poursuivit sa tâche. Pour lui, lecture et écriture se confondent et il songe à son ami le libraire et à tous les copains et qu’apprendre à lire et apprendre à vivre, pour ne pas être dupes de notre univers de leurre, relèvent du même combat***.

Georges JEAN


* Ce texte paru courant 1990 en tête du Cahier n° 5 de Lectures Plurielles, constituait la préface à une sorte de manifeste ou plus exactement un ensemble de fragments collectifs à travers lequel les Amis de la Librairie Plurielle, que nous étions, s’efforçaient de voir clair, de rendre leurs idées "manifestes", pour relancer à un moment donné leurs activités de soutien à la librairie de James Tanneau au Mans. Ces historiques et "héroïques" Cahiers (introuvables aujourd’hui) étaient, d’une certaine manière, les lointains ancêtres d’Anacoluthe et de l’actuelle L’Iresuthe qui consacre à Georges JEAN le présent numéro spécial. Son soutien n’a jamais fait défaut. Belle fidélité en amitié à laquelle, par le rappel de cette "fable", nous voulions rendre hommage. (Note de J-C VALLEJO)

** Le vieux lecteur aime bien les bibliothèques, mais aussi qu’elles vivent et qu’elles deviennent lieu d’échanges. On l’aura compris. (Note de Georges JEAN)

*** Georges Jean lancera plus tard en 1997, au terme de sa Préface au livre des Vingt ans des 24 Heures du Livre du Mans, qui ne s’appelaient pas encore la 25e Heure, "que l’avenir du livre est l’avenir de l’homme !" Nous souscrivons. Et c’est toujours vrai.