notes de lectures de Jean-Claude Vallejo

Éditions Finitude
et un détour...

Aux éditions FINITUDE depuis septembre 2009 :

Gaston de PAWLOWSKI : Inventions nouvelles & dernières nouveautés
Emil CIORAN : Aphorismes traduits en rébus, par Claude & Chris BALLARÉ
Robert Louis STEVENSON : Un roi barbare, essai sur Henry David Thoreau

Dans sa préface, Éric Walbecq se réfère, lui aussi, à Fénéon, ainsi qu'à la veine d'Alphonse Allais, pour parler des chutes qui concluent les loufoques inventions de Gaston de Pawlowski (1874-1933). Il s'agit de courts textes publiés dans divers journaux et qui furent publiés en volume en 1916. Finitude les rend à 20
nouveau disponibles pour le plus grand plaisir du lecteur qui ouvre le livre sur le nouveau savon antidérapant garni de clous. Ce journaliste, qui fut rédacteur en chef de Comoedia, est un bienfaiteur de l'humanité, outre celui de la ménagère avec la passoire à un trou constituée d'un cercle en métal et d'un manche, permettant de faire passer tout ce qu'on veut, il se préoccupe du confort, entre autres, des chauves ou des ivrognes, des voyageurs en chemin de fer, des paresseux ou des malfaiteurs, le tout dans un style irrésistible. Une lecture poilante !

Moins poilant, quoique… des aphorismes extraits de divers essais de Cioran, mis en rébus au moyen de collages, forment un très beau et très étonnant objet (édition bilingue : textes et rébus !).

Les éditions Finitude ont déjà publié deux livres de l'auteur de La Désobéissance civile et de Walden : Je suis simplement ce que je suis (correspondance) et un très bel essai, passionnant, contrairement à ce que le titre et le sujet laisseraient croire, Les Pommes sauvages. Elles nous proposent à présent, sous le titre Un roi barbare, une étude sur Thoreau, parue dans la presse en 1880 et inédite en français. Cette étude est due à Stevenson et présente un portrait contrasté, sans concession, de l'homme, sa personnalité, ses choix de vie, sa morale, des jugements sur l'oeuvre telle qu'elle était connue alors. Un point de vue très honnête et qu'on ne saurait ignorer.

Les éditions Finitude ne se sont pas arrêtées là en cette fin d'année, mais faisons un petit détour.

DARNAUDET
Bison ravi et le scorpion rouge

Mare Nostrum, mai 2009.

Sous une couverture en forme de clin d'œil aux éditions du Scorpion de Jean d'Halluin, à la fin des années quarante, début années cinquante et qui virent paraître entre autres les Sally Mara (Queneau), quelques Boris Vian dont tous les Vernon Sullivan, François Darnaudet, auteur de polars, de romans fantastiques et autres transgenres, prof de maths et vianophile, a commis un petit roman rigolard et tendre doublé d'une enquête littéraire d'une grande précision pour les 50 ans de la mort de Boris Vian, dont Bison ravi est le joli anagramme.

Ce Boris Vian, certainement le tout dernier roman qu'il ait projeté, aurait dû sortir vers 1950-51 et se serait intitulé Les Casseurs de Colombes. Peu de temps après cette visite, passe à la boutique son ami François, qui recherche un livre d'un auteur bordelais et que seuls les « connaisseurs » connaissent : Jean Forton, publié dans les années cinquante chez Gallimard et que Le Scorpion, encore lui, avait envisagé de publier en 1959. Ce titre : La Ville fermée. Commande est passée et Julien Gras enquête et se met en quête parallèle de ces deux livres improbables. Le voici à Bordeaux pour savoir ce qu'il en est du Forton, un roman noir, policier, situé dans une ville imaginaire qui pourrait être un mixte de Bordeaux et de Bayonne, villes qu'on retrouve peu ou prou dans ses autres romans, il y recueille de précieuses informations auprès de la famille Forton. Puis le voici à Eus (66), où se trouve la fondation Vian et où vit Ursula Vian, à la recherche du Vian perdu, comme dit le bandeau. Partant des feuillets de Boris qui constituaient le début de son roman et de rares notes de travail, Julien Gras, avec l'aide de quelques complices se met alors en tête de fabriquer une fausse édition originale pour ses commanditaires, dont il commence à découvrir les identités… Ce qui oblige dès l'abord à se poser les questions suivantes : pourquoi les Casseurs ?... et pourquoi de Colombes ?... Un détour par la biographie de Boris, et Julien Gras vous dira tout… Grâce à Darnaudet, c'est un curieux et ébouriffant chapitre d'histoire littéraire que j'ai lu avec cette joie que procurent l'affinité et la connivence.

Le bouquiniste parisien Julien Gras voit d'abord débarquer un petit groupe de mastards qui le mettent vertement en demeure de trouver un exemplaire d'un Boris Vian annoncé au Scorpion au dos d'un livre de Pierre Salva.

Jean FORTON
Sainte famille

Finitude, 2009.

Le dernier de l'année 2009 chez Finitude, nous y voici, est justement un des derniers inédits de Jean Forton (1930-1982). Aucun rapport avec Louis Forton dessinateur des Pieds Nickelés ni avec Gérald, celui de plusieurs Bob Morane. Il s'était tout d'abord fait remarquer dans sa ville de Bordeaux avec une revue littéraire et artistique, La Boîte à clous. Treize numéros en 1950-51. Puis romancier, il est l'auteur de La Fuite (1954), L’Herbe haute (1955), L’Oncle Léon (1956), Cantemerle (1957) et La Cendre aux yeux (1957) qui obtint en 1959 le Prix Fénéon (encore lui !), Le Grand Mal (1959). Il aurait probablement eu le Goncourt en 1960 pour L’Épingle du jeu, où il traite des méfaits de l'éducation chez les Jésuites, dont il a fait un temps la navrante expérience dans une institution des environs de Bordeaux vers la fin de la guerre. Il l'aurait eu, si les bigots de l'Académie Goncourt, André Billy et François Mauriac, n'avaient été choqués et mené une campagne contre ce roman. Résultat, on alla dénicher le bouquin d'un certain Horia Vintila, d'origine roumaine dont on s'apercevra bien vite qu'il avait un trouble passé fasciste. Le prix cette année là ne sera finalement pas décerné. Donc, sept romans en sept ans, tous chez Gallimard, dont plusieurs traduits et publiés en Italie, aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne. Mais après ce Goncourt « volé », Forton se replie de plus en plus sur Bordeaux, publie peu. Il y aura encore Les Sables mouvants en 1966 chez Gallimard, son huitième. Après, viendront des publications posthumes, dont un neuvième roman, L’Enfant roi, au Dilettante en 1995, et deux recueils de nouvelles, chez Finitude, qui ont rencontré un certain succès : Pour passer le temps (2002) et Jours de chaleur (2003). Jean Forton est mort d'un cancer du poumon à l'âge de cinquante-deux ans. Dès lors que je l'ai eu découvert avec ces deux recueils de nouvelles, j'ai eu envie de lire ses romans, et les ai aimés. Tous se lisent avec une grande facilité, l'écriture est limpide, fluide. Les personnages sont poussés jusqu'au bout d'eux-mêmes, de leur noirceur, de leurs faiblesses, dans un univers très particulier, urbain pour certains romans, rural pour d'autres (surtout dans les premiers). Mus par le désir d'échapper à eux-mêmes, au milieu, à leurs fantasmes, les héros de Forton sont plutôt jeunes, souvent adolescents, et confrontés aux adultes, ou au fait de devoir devenir adultes. L'érotisme qui les imprègne est plutôt diffus, parfois cru, très années cinquante, mais par certains côtés d'une modernité et d'une crudité assez surprenants pour cette époque. Ingénus et pervers, candides et manipulateurs, lâches ou bravaches, révoltés ou timorés devant une société bourgeoise impitoyable, ils sont entraînés, dans l'angoisse et la culpabilité, vers leurs obsessions et leurs passions. Attentes déçues, mécomptes, leurs rêves et leurs idéaux échouent généralement sur les misérables réalités qui les rattrapent, les avilissent, les broient et les engloutissent. Ont-ils d'autre issue que le cynisme ou l'égoïsme ? Le héros de la Cendre aux yeux (trente-quatre ans), roman paru un an avant la traduction française du roman de Nabokov, vit une histoire tragique avec Isabelle, une lointaine « cousine » française de Lolita. À la fin il déclare : Déjà j’entrevois un espoir, je devine cet instant béni entre tous où rien ne m’atteindra plus ni ne me blessera, où je me retrouverai, moi, et rien que moi.

Grâce au travail de Dominique Gaultier du Dilettante, et d'Emmanuelle et Thierry Boizet de Finitude, Forton devrait trouver peu à peu la place qu'il mérite, au côté de ses aînés remarquables que sont Calet, Raymond Guérin, Hyvernaud, Gadenne… Gallimard ne s'y est pas trompé, qui a ressorti l’Épingle du jeu dans L'Imaginaire en 2001. Des fois que cet auteur finalement lui échapperait… Le Dilettante a réédité les Sables mouvants en 1997, d'où la réaction probablement de Gallimard. Le Dilettante vient encore, en octobre 2009 de rééditer ce chef-d'œuvre qu'est La Cendre aux yeux, avec une postface vivante et bien informée de Catherine Rabier-Darnaudet (oui, oui, elle a à voir avec l'auteur de Bison ravi…), universitaire et spécialiste de Jean Forton.

Sainte Famille était un manuscrit que Forton avait pensé intituler Le Salut et la Grâce, écrit et achevé dans les années soixante. Il n'a pas cherché à le publier, sans doute assez écoeuré par ses démêlés avec Gallimard et la presse parisienne. Finitude vient de le faire, et c'est heureux. C'est une belle réussite. Stéphane (peut-être le Stéphane du Grand mal après quelques années), un jeune homme impécunieux, faux dévot lubrique, soi-disant Compagnon du Salut, mais irrésistiblement séduisant, pour vivre, s'insinue dans la vie de bourgeois, exploitant leurs (mauvais) penchants, jusqu'à ce qu'ils ne jurent plus que par lui. On pense à Tartuffe, mais aussi à Théorème de Pasolini – alors que ce roman a dû être écrit quelques années avant la sortie du film en 1968. Stéphane s'introduit donc peu à peu dans la famille Malinier et vient fortement en ébranler les fondements. Tous les membres de la famille, d'une manière ou d'une autre, y passent. Le texte est impeccable  ; le piège, implacable. L'art de la manipulation est porté à son comble, non sans beaucoup d'humour. Avec le sexe et l'argent comme moteurs, Sainte Famille a toute la grâce de l'univers fortonien (urbain et discrètement bordelais) – et l'impossible quête de salut des personnages précipite un dénouement inattendu et brutal (strophe antistrophe et catastrophe). Stéphane sera finalement rattrapé par son destin... Les peintures de caractères qu'offre ce romancier sont terribles et l'enfance même n'y échappe pas. Il fait mal, et mouche. Il faudra bien qu'il soit reconnu au rang de nos plus grands auteurs du vingtième siècle. Il resterait encore à découvrir La Ville fermée (autre titre possible de ce roman noir : Charmoz), dont nous avons parlé plus haut et que Forton renonça à publier au Scorpion sur les conseils pressants de Gallimard, et (peut-être ?) La vraie vie est ailleurs. Catherine Darnaudet mentionne ce manuscrit, achevé en 1973, comme inédit. Nous n'en savons rien d'autre. À suivre ? Tous ses autres romans mériteraient de toute façon d'être réédités. Pour en savoir plus sur cet auteur, on peut se reporter à un très beau livre, assez complet, publié par les éditions de la revue Le Festin à Bordeaux en octobre 2000, catalogue d'une exposition consacrée au romancier à la Bibliothèque de Bordeaux : Jean Forton. Un écrivain dans la ville. Ce livre en outre reproduit une longue nouvelle en prose poétique où certains de ses thèmes se mettent déjà en place et qui fut son premier livre édité, publié par Seghers en 1951 : Le Terrain vague. Il semble bien que son œuvre aujourd'hui soit en train de faire son chemin.

 

Sur internet : les éditions Mare Nostrum et Finitude.

lire aussi les notes de lectures 1 & 2