Khaled
OSMAN
Le Caire à corps perdu
Vents d’ailleurs,
août 2011
À l’heure où, en essayant de comprendre ce qui se
passe en Égypte, on perd son latin, le titre de ce livre ne peut
être qu’une invitation à la lecture. Les éditions
Vents d’ailleurs le publiant, j’y ai vu, pour ma
part, un gage de qualité et l’espoir d’appréhender
un peu mieux l’actualité, persuadée que voyager, grâce
à la littérature, aide à comprendre ce qui se passe
ailleurs.
Sur le site de l’auteur, on apprend qu’il est né en
Égypte, qu’il a grandi en France et que, passionné
de littérature arabe, il est un traducteur chevronné. Il
signe ici son premier roman.
Curieusement,
on ne trouve, dans le premier chapitre, ni lieu précis, ni date,
ni le nom du personnage principal du livre. On apprend qu’il
avait pris l’habitude de mémoriser des poésies
et que ce jour-là, il a un trou de mémoire et n’y
porte pas attention. Cet incident survient alors qu’il est en pleine
réussite sociale et mène une vie trépidante. Égyptien
parfaitement intégré, grâce à son niveau intellectuel,
dans son pays d’accueil (un pays occidental), il s’interroge
sur la vacuité de son existence et pense que « la
vision, certes idéalisée par des années d’éloignement,
qu‘il avait conservée de l’Égypte était
désormais mise à mal par l’image brouillée,
inquiétante, chargée de préjugés et d’amalgames,
qu’on lui en renvoyait à présent ».
Il décide donc de partir pour l’Égypte où il
n’est pas allé depuis de nombreuses années.
Le premier
contact avec son pays sera difficile. Le capitaine Mounir, chargé
de contrôler les arrivées à l’aéroport,
s’intéresse peu aux touristes, « cette déferlante
de bermudas, de tongs, d’espadrilles à lanières montantes
et de lunettes de soleil haut perchées sur la chevelure »,
beaucoup plus aux expatriés gangrenés par les idées
de l’Occident, et le retient dans son bureau. Dans cette scène,
tout l’arbitraire d’une dictature et la violence sous-jacente
qu’il perçoit, le bouleverse. Khaled Osman, avec
talent, décrit cette ambiance si lourde que les touristes ne perçoivent
aucunement. Deux mondes parallèles, dans un même lieu, se
côtoient et s’ignorent.
Sorti de l’aéroport, il monte dans un taxi opérant
en marge de l’aérogare. Décidé à retrouver
l’Égypte profonde, « imprévoyante et fataliste
», lassé par l’Occident où tout est planifié,
il demande à être conduit dans un petit hôtel familial.
À peine a-t-il le temps d’entrevoir Le Caire, «
cette ville de chair et de sang », que sa vie bascule : pris
d’un malaise, il s’écroule inconscient. Le chauffeur
le dépose devant une pension de famille, lieu central du roman.
Il est alors recueilli par la propriétaire, vieille femme respectable
et respectée, ses employés et ses pensionnaires. Quand il
reprend connaissance, il s’aperçoit qu’il ne sait plus
qui il est et tous l’aideront dans la quête-enquête
qu’il va devoir mener pour retrouver son identité.
Pendant
ce temps le capitaine Mounir mène, lui aussi, une enquête
pour retrouver un opposant politique qui est rentré, incognito,
dans le pays.
À travers une galerie de personnages variés et la quête
du personnage principal, nous découvrons le Caire et ses habitants,
l’Égypte, son histoire, sa complexité, « sa
diversité où tous les extrêmes sont présents ».
La première
phrase que j’ai écrite à propos du livre de Khaled
Osman, après avoir lu quelques chapitres, est la suivante : «
indéniablement, il y a une trame romanesque qui tient le lecteur
en haleine. Ce livre a cette chose essentielle, qui donne envie de lire
la suite, de le dévorer et, parallèlement envie, de ne pas
aller trop vite pour ne pas le finir et devoir,à regret, le quitter.
Comme dans les livres de Belaskri et Sansal, l’histoire et l’Histoire
y sont entremêlées. » Sans la renier, le livre
refermé, je peux ajouter : tout comme l’histoire du personnage
ne se finit pas à la dernière page, les questionnements
qu’il suscite en nous ne sont pas terminés, juste amorcés.
Le personnage principal, en quête de son identité, est ballotté
entre deux civilisations, deux modes de vie. Il a oublié les noms,
les dates. Il prend conscience que sa mémoire sélective
l’empêche d’affronter la réalité, réalité
douloureuse de celui qui n’est pas satisfait de sa vie et a perdu
de vue l’essentiel. D’où sa façon de se réfugier
dans les films, la poésie et la littérature qui, à
travers la fiction, posent les vraies questions. Et l’essentiel
n’est-il pas d’essayer de trouver la quintessence de valeurs
universelles ?
Dans son
livre, Khaled Osman n’épargne en rien la société
égyptienne, le pouvoir policier inquisiteur, répressif,
dictatorial, l’obscurantisme religieux qui veut gérer la
vie des gens, les traditions parfois archaïques, l’absence
de libertés individuelles et politiques, les droits des femmes
bafoués, la corruption, la misère, les inégalités,
le désespoir d’une partie de sa jeunesse... mais il n’épargne
pas non plus les sociétés occidentales où, obsédés
par l’envie de réussir, d’être efficaces, toujours
pressés, nous oublions l’humain, le partage et la solidatité,
« le lien social chaleureux ». Les codes sociaux,
par ailleurs, étant différents d’un pays à
un autre, l’incompréhension peut être totale entre
les personnes de cultures différentes. Le héros du livre,
qui a vécu longtemps en Occident, a oublié certains codes
de son pays d’origine. Un passage illustre cela de façon
humoristique et savoureuse : demander son chemin en Égypte et ne
pas comprendre pourquoi ies personnes interrogées vous égarent !
L’Occident est persuadé d’être le modèle
démocratique, garanti par les lois. Nous parlons de choc de civilisations,
sûrs d’être les « vrais » civilisés,
souhaitant transposer et faire adopter nos valeurs à l’ensemble
de l’humanité. Khaled Osman, à travers son livre,
tout en défendant les acquis du Siècle des Lumières
et de la Révolution Française, nous invite à nous
interroger sur notre mode de vie, à partir à la découverte
des autres. Une liste de films, de livres, de poésies, de textes
religieux du monde « arabe », comme nous l’appelons,
dont les extraits émaillent la mémoire de son personnage,
est indiquée en annexe. L’envie qu’elle provoque en
nous de les découvrir n’est pas une fin, mais un commencement.
Danièle BONAMY
source illustrations : gallica.bnf.fr |