témoignage

BAB EL OUED, mars 1962

Un appelé témoigne…

Quelques semaines après les morts de Charonne, quelques mois après les massacres du 17 Octobre, dans les rues de Paris, et après avoir participé à ma première manifestation contre la guerre d'Algérie à Lyon, je débarquais à Alger au début du mois de mars. La ville était en état de siège, en ce début mars ; l'OAS était passée à l'offensive. L'ambiance est très tendue, patrouilles de militaires en armes et chevaux de frise : Je suis incorporé à la 10e SIM, dans le service santé.

La caserne, proche de l'hôpital Maillot, surplombe la mer qui est à quelques centaines de mètres, nous sommes à BAB EL OUED, quartier populaire qui votait plutôt à gauche avant les événements.

Je redoutais l'armée, car j'avais lu Yves Gibeau et son Allons z'enfants, Yves Gibeau que j'accueillerais vingt ans plus tard au salon du livre sur mon stand. J'étais déjà antimilitariste, mais je n'avais pas eu le courage d'être objecteur de conscience, ni de déserter comme Michel Boujut. Le statut n'existait pas alors, c'était la prison.

J'étais opposé à la guerre coloniale, croyant l'indépendance inéluctable. J'avais lu le livre du journaliste d 'Alger Républicain Henri Alleg, La Question, et La Gangrène, livres censurés par le pouvoir gaulliste.

J'étais révolté par les tortures, par la mort du mathématicien Maurice Audin, les noyades d'Algériens dans la Seine, la répression dans les rues de Paris, les ratonnades.les attentats aveugles de l'OAS.

L'OAS était puissante, soutenue par les généraux félons, Salan, Challe..., beaucoup de militaires de carrière et la majorité des pieds noirs.

Dans le service santé, la discipline militaire n'était pas très virulente, certainement beaucoup moins que chez les paras, la Légion, les RIMA. Malgré tout je supportais difficilement les cabots, les serre-pattes, les petits chefs, les corvées, les brimades stupides, la propagande insidieuse.

J'écris beaucoup pour tuer l'ennui, pour rompre la solitude, je lis aussi Anna Karénine, Edgar Poe, Kafka....

Le 18 mars le Général de Gaulle fait un discours historique brouillé par une émission pirate de l'OAS. Il annonce le cessez-le-feu signé à Évian entre le GPRA et le gouvernement français, cessez-le-feu applicable dès le lendemain 19 mars. C'est une joie immense pour tous les bidasses, qui écoutent De Gaulle dans un silence religieux, dans une salle de télé archi comble, ce soir-là la garde est renforcée. Le calme précède la tempête.

Le 19 mars c'est la grève, avec coupure de courant, les drapeaux tricolores fleurissent aux balcons et terrasses des pieds-noirs.

Le moral est bas. Le 23 mars l'OAS a annoncé que les soldats du contingent étaient considérés comme des ennemis, les avions balancent des tracts s'adressant à la population et aux pieds-noirs.

Le 23 c'est la guerre à Bab El Oued. Les FM, PM, MAT entrent en Action, l'OAS tire de toutes les terrasses sur les appelés. Les rafales d'armes automatiques éclatent de toute part, la fusillade reprend.

Heureusement les pieds-noirs habitant juste en face de la terrasse de la SIM ne tirent pas sur le soldat de garde, ils dialoguent avec la sentinelle.

Que recherchent les pieds-noirs ? Ils tuent aveuglément des jeunes qui ne demandent qu'une chose : rentrer en métropole.

Je vais voir le camion du train criblé de balles, dont les gars, dix, quatre mois d'armée ont été massacrés par l’OAS. Ils sont bien oubliés, morts pour rien dans une sale guerre. D’autres appelés se font prendre leurs armes par l'OAS qui tire aussi au mortier.

Pendant plusieurs jours l'ambiance est tendue, l'aviation tire, la mer est houleuse, le temps est pluvieux.

Les pieds-noirs croient à la prise du pouvoir par l'OAS, à un coup de force à Paris. « Ils veulent rester français », disent-ils. Leurs propos me révoltent car ils disent défendre leur honneur.

Le 26 mars c'est le massacre de la rue d'Isly. On ne saura jamais la vérité sur ce drame : 35 morts, 120 blessés, des femmes et des enfants envoyés au massacre, et le manque de sang froid d'appelés face à cette manifestation. Chez les toubibs, c'est le désarroi. Le sang appelle le sang. Le quartier est toujours bouclé. Le beau temps revient, le premier mois se termine, encore 23 mois.

Des klaxons accueillent les prisonniers de l'OAS libérés.

Le Lieutenant fait de l'endoctrinement, un cours sur le sabotage et la propagande. Je reste imperméable au militarisme.

Quelques jours après le massacre de la rue d'Isly, nous sortons nous promener dans ces rues, et dans le bas de la Casbah, l'ambiance est très pesante, lourde, des gerbes de fleurs ont été déposées rue d'Isly en mémoire des victimes innocentes

Je vote OUI pour le référendum sur la paix, impossible de faire autrement.

En avril le général Salan est arrêté.

Je ne suis alors resté que deux mois en Algérie. Je suis retourné dans l'Algérie indépendante à Tiaret d'abord puis à Oran, à l'hôpital Baudens. Dans les bureaux, après le départ des appelés pieds noirs, je trouverai de nombreux tracts de l'OAS, tracts d'une incroyable violence contre De Gaulle et contre les gardes mobiles. Je vais découvrir leur haine de De Gaulle, un traître pour eux.

Cinquante ans après la fin de la guerre les blessures sont encore vives chez les pieds-noirs, les harkis, les appelés, en Algérie.

Le 5 Juillet L'Algérie fête son indépendance.

James Tanneau

BIBLIOGRAPHIE

Les éditions de Minuit proposent sept livres sur la guerre d'Algérie, dont plusieurs interdits par le pouvoir gaulliste.

– Henri ALLEG : La Question - 6,50 €

– Robert BONNAUD : Itinéraire - 10 €

– Charlotte DELBO : Les Belles Lettres - 10 €

– Noël FAVRELIÈRE : Le Désert de l'aube - 13,50 €

– Pierre VIDAL-NAQUET : L'Affaire Audin - 10,50 €

– Collectif : La Gangrène - 9 €

– Provocation à la désobéissance -Le Procès du déserteur - 10€

Jérôme Lindon et François Maspero ont été les éditeurs des livres interdits par le pouvoir. Les éditions du Seuil rééditent l'excellent livre de François MASPERO : L'Honneur de Saint Arnaud.